1961
Gersau, Suisse
Lac des Quatre-Cantons, devant l’Hôtel Bellevue, matin de juillet
—
—
Lors d'un voyage scolaire qui nous mène dans la région de Lucerne, je me souviens que Richard Wagner a vécu à Tribschen. Se mêlent alors les résurgences de la musique de Tristan à celles que j'avais en tête depuis mon enfance. C'est le premier déclic de ma vie de compositeur.
1965
Venise, Italie
Au pied du Campanile de la basilique Saint-Marc, matin de juillet 1965.
—
—
Un autre voyage scolaire nous a conduits à Venise. À midi, les cloches de la cité sonnent à toute volée en chassant les pigeons de la place Saint-Marc et le vent s'empare des immenses oriflammes. Dès lors figure le vent dans le titre de quantité de mes œuvres, écrites pour la plupart après la découverte des poèmes de Saint-John Perse : Eloges, Anabase, Exil, Vents, Amers, Etroits sont les vaisseaux.
1966
Vienne, Autriche
Terrasse du Palais du Belvédère du Haut, matin d’août
—
—
Ma première échappée seul, ayant attendu la majorité pour le faire - 21 ans à l'époque.
Ce n’est pas tant l’architecture de Johann Lukas von Hildebrandt, les toits verts du palais, le Belvédère du Bas et le jardin en pente entre les deux - ensemble construit pour le flamboyant Prince Eugène - ni la collection Gustav Klimt qui me fascinent, mais bien l’atmosphère surréelle, assis au pied d’une Sphinge : cette statue d’un buste de femme sur un corps de lion avec des ailes d’oiseau. Ainsi naît mon goût pour l’art baroque et l’envie qu’il irrigue des musiques à venir, comme celle de mes Cinquante-quatre fragments sur la Déploration du Christ, par exemple.
Ce n’est pas tant l’architecture de Johann Lukas von Hildebrandt, les toits verts du palais, le Belvédère du Bas et le jardin en pente entre les deux - ensemble construit pour le flamboyant Prince Eugène - ni la collection Gustav Klimt qui me fascinent, mais bien l’atmosphère surréelle, assis au pied d’une Sphinge : cette statue d’un buste de femme sur un corps de lion avec des ailes d’oiseau. Ainsi naît mon goût pour l’art baroque et l’envie qu’il irrigue des musiques à venir, comme celle de mes Cinquante-quatre fragments sur la Déploration du Christ, par exemple.
1969
Calenzana, Corse
Couvent d’Alziprato, août.
—
—
À l'invitation de Maurice Fleuret, je retrouve le compositeur Karlheinz Stockhausen - aux cours duquel j’ai assisté à Darmstadt en 1966 - dont un célèbre où il a gratté d’un stylet un gong, toute une journée - ainsi qu’à ceux de Mauricio Kagel et György Ligeti - ce dernier analysant pour quelques élèves les Bagatelles opus 9 d’Anton Webern - en hongrois, anglais, allemand, français et finalement italien.
Sylvano Bussotti, aperçu à la Biennale de Venise 1968 en longue cape noire et fraise Henri III, dont les Frammenti al’Italia m’avaient subjugué, lit à l’ombre, dans le jardin du couvent. J'ose alors lui demander de travailler avec lui. Naîtrons ainsi Per Tre, et toute une série d’Avventi.
Sylvano Bussotti, aperçu à la Biennale de Venise 1968 en longue cape noire et fraise Henri III, dont les Frammenti al’Italia m’avaient subjugué, lit à l’ombre, dans le jardin du couvent. J'ose alors lui demander de travailler avec lui. Naîtrons ainsi Per Tre, et toute une série d’Avventi.
1970
Rome, Italie
Via Giulia, juillet.
—
—
Je travaille auprès de Sylvano Bussotti et m’initie à la calligraphie à l’encre de Chine sur des lucidi, calques d’architecte sur lesquels on trace à la main les portées d’un côté et la musique de l’autre. Un matin, guidé par les odeurs de térébenthine, je découvre derrière le Palais Farnèse et longeant le Tibre, cette rue d'antiquaires et d'ébénistes dont le souvenir resurgit dans mon opéra J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, d’après Jean-Luc Lagarce.
1972
Berlin, Allemagne
Neue Nationale Galerie, 8 juin.
—
—
Cette immense dalle d’acier, suspendue au-dessus de nos têtes par la magie du grand architecte Ludwig Mies van der Rohe, me renvoie à la Scuola Grande de Venise, au Tintoret et à mon obsession pour les plafonds « à caissons » que l’on retrouve dans les grandes basiliques romaines : Saint-Jean de Latran, Sainte-Marie Majeur, Saint-Paul-hors-les-Murs. Nous « tapissons » l’Espace de Projection de l’IRCAM de trois cent vingt haut-parleurs pour mon installation sonore Isis & Osiris le 13 janvier 2014.
Venise, Italie
Concert Sviatoslav Richter à la Scuola di San Rocco, septembre.
—
—
C'est ma première rencontre avec le pianiste russe, elle sera suivie de nombreuses autres. Il joue - contrairement au programme annoncé - les dix sonates d’Alexandre Scriabine dans la salle supérieure de la Scuola Grande. Nous avons au-dessus de nos têtes Le frappement du rocher, La Manne du désert et Le Serpent d’airain peints par Le Tintoret. Un lampadaire à abat-jour éclaire faiblement le clavier. De l’autre côté du piano s’agite un tourneur de pages qui se trompe souvent. Les rares auditeurs s’enfuient. S’échappent des rumeurs venues de la place de la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari où reposent Claudio Monteverdi et Antonio Canova. Les musiques de Monteverdi et Scriabine se mêlent à d’autres dans ce moment inouï.
1975
Shiraz, Iran
Concert nocturne dans les jardins du mausolée d’Hafiz, août.
—
—
Invité au neuvième Festival des Arts de Shiraz-Persépolis pendant un mois par l’impresario américaine Ninon Tallon Karlweis, en vue de préparer un projet musique-théâtre avec les metteurs en scène Assurbanipal Babilla et Mahmoud Karimpour, je suis envoûté par la musique persane - interprétée par quatre virtuoses - assis en tailleur sur des tapis des mille et une nuits. Je découvre plus tard, grâce à Sviatoslav Richter, la musique du compositeur polonais Karol Szymanowski, auteur des Chants du muezzin amoureux inspirés du poète Hafiz. Ceux-là mêmes qui me feront écrire le Tombeau de Szymanowski.
Sternklang de Karlheinz Stockhausen dans les ruines de Persépolis, août.
—
—
L’Œuvre électronique est diffusée par des haut-parleurs cachés en haut et derrière les colonnes du palais de Darius. Je m’empare de cette idée pour mon installation sonore Il y a, commandée par le Festival d’Automne à Paris et réalisée dans les studios de l’IRCAM pour l’église Saint-Eustache, dans laquelle on suspend et dissimule quatre-vingt quatre haut parleurs tout en haut de la voûte.
1976
Venise, Italie
Matinée au Cimetière San Michele, septembre.
—
—
Il me faut du temps pour trouver la tombe d'Igor Stravinski, errant dans les allées de cet étonnant cimetière évoquant le tableau L'île des morts d'Arnold Böcklin. L’austère Canticum Sacrum du compositeur admiré, ses Threni, puis Requiem Canticles s’infiltrent dans ma mémoire pour réapparaître dans Le Tombeau d‘Henri Ledroit que je compose en 1988.
1978
Kyoto, Japon
Jardin de pierre du monastère Ryoan-ji, matinée d’octobre
—
—
Au cours d’un séjour qui me mène à Tokyo, Nara puis Kyoto, je tombe en arrêt devant ces vagues tissées encore et encore par le râteau du jardinier. Peu de temps avant, le compositeur Toru Takemitsu fait jouer mon Piangendo par le pianiste Yuji Takahashi, au Festival Tokyo Music-Today. L’influence secrète du jardin zen - par-delà celle de la musique de Morton Feldman - peut se soupçonner dans mes œuvres récentes, mon Septième Quatuor à cordes ou encore Et il regardait le vent, pour trompette et quatuor à cordes.
1983
Sidi Bou Saïd, Tunisie
Café des Terrasses, après-midi du 4 septembre.
—
—
« C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar ». Je marche dans les pas de Salammbô de Gustave Flaubert, et j’écris, en collaboration avec Jean-Pierre Derrien : Un enchaînement si prolongé de la grâce.
1990
Louxor, Egypte
Au pied des Colosses de Memnon, au lieu-dit Kôm el-Hettan à Gurna, vers la Vallée des Rois, matin du 9 janvier.
—
—
La légende locale dit qu’une des statues se met à « chanter » au lever du soleil. Tacite parle du « son d’une voix humaine ». Pausanias évoque « le son d’une corde de cithare ou de lyre qui se rompt. ». Ce phénomène est interprété par les Anciens comme le cri de Memnon, héros de la guerre de Troie, accueillant sa mère, l’Aurore. Je compose aussitôt Le chant de Memnon pour flûte et orchestre puis Je t’interroge, plénitude ! Et c’est un tel mutisme, pour piano.
1996
Cité du Vatican
Basilique Saint-Pierre, tout l’après-midi du 22 mai.
—
—
À droite de la Piéta de Michel-Ange, des Gardes Suisses écartent avec componction les grands rideaux gris à embrases dissimulant aux touristes la Chapelle du Saint-Sacrement. Dans l'entrée, un panneau annonce « Qui si prega (Ici, on prie) ». Je m'assieds dans les stalles, fixe deux statues d'anges dorés inclinés vers un stupéfiant maître-autel, me perds dans la contemplation et le silence où émerge l’appel de la Première Elegie de Duino de Rainer Maria Rilke, terreau de mon Premier Livre d’orgue : « Qui, si je criais, m’entendrait parmi les hiérarchies des Anges ? »
2006
Berlin, Allemagne
Cimetière juif (Judischer Friedhof) de la Schönhauser Allee, midi, août .
—
—
Devant la stèle profanée de Max Liebermann lors de la « Nuit de Cristal » du 9 novembre 1938, alors que sonne précisément l’Angelus de midi, sous une lumière tremblante à travers les grands arbres et la végétation qui envahit les tombes, je perçois l'appel de « ceux dont la sépulture est dans les nuages », révélé par le poète Paul Celan. C’est l’immédiate inspiration et préfiguration d’Il y a.
2014
Pécs, Hongrie
En haut de Szent István Tér, à l’angle de Esze Tamás Utca, midi, 9 juin.
—
—
Dans une ruelle en pente, bordée de maisons basses peintes en jaune « Marie-Thérèse » - celui du Palais de Schönbrunn à Vienne - je crois réentendre la Symphonie inachevée de Franz Schubert dirigée par Claudio Abbado au Festival de Lucerne le 26 août 2013 - concert auquel j’assiste sans savoir que c’est son dernier. Il m’apparaît soudain nécessaire de dédier à sa mémoire Sous le vent la terre, pour grand orchestre.
Jardim do Mar, Portugal
Ile de Madère, Portugal, Fin d’après-midi du 11 août.
—
—
Le vent du soir, dans les éclaboussures de la marée montante où s’ébrouent de jeunes enfants, ramène les dépouilles des Jeux d’eau de la Villa d’Este de Franz Liszt, des Jeux d’eau de Maurice Ravel, des Reflets dans l’eau de Claude Debussy et des Jeux Vénitiens de Witold Lutoslawski.
Lu un an après, le roman Miroitements d’Erwin Mortier - traduit du néerlandais par Marie Hooghe - s’immisce dans ces interstices de la mémoire et les transfigure. Ainsi naît ma nouvelle œuvre.
Lu un an après, le roman Miroitements d’Erwin Mortier - traduit du néerlandais par Marie Hooghe - s’immisce dans ces interstices de la mémoire et les transfigure. Ainsi naît ma nouvelle œuvre.